Par Patrick Lawrence, le 30 juin 2025
L'Iran est désormais un État en première ligne.
Non, pas encore, loin de là. On ne peut pas encore calculer le coût extravagant de la campagne de bombardements israélo-américaine contre la République islamique, qui reprendra certainement à un moment donné malgré le cessez-le-feu, actuellement précaire. Nous pensons aux victimes de ces attaques gratuites, la vérité étant toujours la première victime de la guerre. Outre la mort d'innocents, on peut craindre le chaos politique, la destruction de l'économie, des capacités de production, les bouleversements sociaux, la ruine des rêves d'innombrables Iraniens qui se préparaient à contribuer d'une manière ou d'une autre à la cause humaine.
La liste est longue et nous ne pourrons peut-être jamais la compléter, certainement pas depuis que les bombardiers B-2 de l'armée de l'air américaine ont été déployés aux côtés des avions israéliens, ce qui fait des États-Unis un participant direct à ces actes de barbarie quotidiens.
Mais nous ne devons pas omettre le principe de souveraineté nationale en évaluant les dégâts dont nous sommes actuellement témoins. Les guerres menées par les États-Unis contre la souveraineté a ravagé la communauté des nations pendant de nombreuses décennies. Beaucoup d'entre nous le savent, et ceux qui n'ont pas perçu cet éléphant dans le salon doivent maintenant l'affronter frontalement. À mon avis, les États-Unis et Israël viennent d'ouvrir un front décisif dans ce combat de longue haleine. Ne négligeons surtout pas une violation aussi extrême et aussi grave.
Alors que l'État sioniste étend ses agressions illégales plus loin en Asie occidentale - avec assistance américaine à chaque étape - les implications fondamentales de cette vague de criminalité et de terreur qui dure depuis 21 mois sont amèrement évidentes. L'opération israélo-américaine contre l'Iran - qui, selon moi, n'est en aucun cas terminée - confirme une ère d'anarchie et de chaos telle que l'humanité n'en a pas connue depuis des siècles. Il est temps d'examiner dans un contexte historique mondial les agissements de l'État sioniste et de son complice américain, qui violent l'intégrité territoriale d'une autre nation d'Asie occidentale, en vue d'un nouveau "changement de régime" - désormais manifeste.
Il est évident depuis un certain temps - je cale ce point de départ au 11 septembre 2001 - que "l'ordre international fondé sur des règles" est une expression absurde pour désigner un long régime de chaos, de violence et parfois de quasi-anarchie. Je pense à l'invasion américaine de l'Afghanistan à l'automne de cette année-là, à l'invasion de l'Irak deux ans plus tard, au bombardement de la Libye huit ans après, à la longue opération secrète de la CIA pour renverser le régime d'Assad en Syrie, aux attaques incessantes d'Israël contre l'Iran, secrètes et ouvertes, et maintenant au génocide à Gaza et aux attaques contre le Liban, aux assauts accablants et à peine perçus contre le Venezuela et le Nicaragua. Si l'Iran se dit un État en première ligne dans la guerre contre sa souveraineté, c'est ainsi que nous devons le comprendre.
Le chaos n'est donc pas nouveau. Plus précisément, le degré extrême de chaos dans lequel nous vivons aura duré 24 ans cet automne.
On peut voir l'invasion aérienne de l'Iran par les États-Unis et Israël comme une nouvelle page de ce chapitre sombre. En tant qu'exercice de la puissance brute au nom de la puissance brute, elle est comparable à la pléthore d'autres qui l'ont précédée : une nouvelle violation féroce et sans vergogne du droit international et de toutes les normes associées. Ses auteurs ne s'excusent pas, comme par le passé. Et il semble qu'on ne puisse espérer aucune condamnation multilatérale efficace ni aucune intervention en faveur de la justice mondiale.
Mais une telle analyse passerait à côté de la signification plus large de ce qui se passe quotidiennement en Asie occidentale. Israël et les États-Unis se sont lancés - de manière inconsciente, irréfléchie, mais aussi stratégique - dans une aventure qui ne peut que mal se terminer pour eux, et risque de nuire à bien d'autres que les Iraniens. La Maison Blanche et le Pentagone continuent de reprendre la déclaration imprudente et impulsive du président Trump immédiatement après le vol des B-2, selon laquelle les programmes nucléaires iraniens auraient été "complètement et totalement détruits". Mais, sachant que c'est manifestement faux, le risque de nouvelles attaques demeure, et ce qui s'ensuit, c'est-à-dire le risque de contamination nucléaire.
Rafael Grossi, directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique, a mis en garde contre cela dans une déclaration au Conseil de sécurité de l'ONU le jour même où les bombes ont été larguées. Selon lui, attaquer les sites de recherche et de développement nucléaires de l'Iran risquerait de libérer des niveaux catastrophiques de radioactivité qui nécessiteraient des évacuations massives des deux côtés du golfe Persique. Grossi a notamment mentionné la centrale nucléaire de Bushehr, sur la côte iranienne du golfe. La centrale est toujours debout, et elle n'est pas la seule survivante de l'offensive israélo-américaine.
L'Iran ne se réduit pas à quelques lignes tracées sur des cartes il y a un siècle, à la manière de Sykes et Picot. C'est une civilisation ancienne dotée d'un sens de l'identité nationale particulièrement fort, ce que Tel-Aviv et Washington semblent avoir oublié. Il ne basculera pas et ne se désintégrera pas comme l'Irak après l'invasion de 2003, ou comme la Syrie, paralysée par des années d'opérations secrètes de la CIA en fin d'année dernière. L'Iran a clairement fait savoir depuis les bombardements, et comme tous ceux qui connaissent le pays et son peuple s'y attendaient, qu'il défendra sa souveraineté contre toute puissance qui la contestera. Son droit à mener des programmes nucléaires est depuis longtemps le symbole totémique de cette détermination.
Détruire l'ensemble du programme nucléaire iranien, assassiner ou renverser les dirigeants, installer le fils hyperréactionnaire du dernier shah à la tête du pays, partitionner la République : voilà l'ensemble des objectifs à l'ordre du jour. La mesure de l'échec des Israéliens et des Américains sera le degré de réussite, même partielle, de l'un ou l'autre de ces objectifs.
L'irresponsabilité flagrante de cette opération marque un point de non-retour. Alors que les États-Unis se joignent directement à Israël dans cette agression frontale, reconnaissons qu'elle illustre la défense de longue date par Washington de sa domination mondiale déclinante, alors qu'elle entre dans une phase critique, voire désespérée. On ne peut revenir en arrière sur un projet aussi imprudent, avec les questions de domination et de prérogatives américaines au cœur de celui-ci. Les attaques contre l'Iran risquent d'aggraver le désespoir et l'imprudence illustrant ces agissements depuis 2001.
Ce que nous voyons, c'est la confirmation, voire la normalisation et la consécration de l'anarchie comme loi caractérisant les relations internationales.
La paix de Westphalie, via deux traités signés en octobre 1648, a mis fin à la guerre de Quatre-Vingts Ans entre les Espagnols et les Néerlandais et à la guerre de Trente Ans, menée par les partisans et les opposants du Saint-Empire romain germanique. Ces traités de Westphalie ont marqué une nouvelle ère dans les relations internationales. Parmi ses principes fondamentaux figurait le respect mutuel des frontières nationales ou impériales, de l'intégrité territoriale et de la souveraineté inviolable des États. Voilà près de quatre siècles que l'humanité s'appuie sur ces acquis durables comme source d'ordre, aussi imparfaits qu'ils se soient (inévitablement) révélés à maintes reprises.
La paix westphalienne n'a en effet jamais été tout à fait paisible, au risque d'énoncer une évidence. Des guerres, interventions et transgressions de tous poils ont suivi. Mais les principes westphaliens ont été assez fréquemment violés sans jamais être abrogés ou reniés. Ils sont toujours la structure fondamentale de l'art de gouverner. Peut-on considérer la Charte des Nations unies, rédigée à San Francisco pendant deux mois au printemps 1945, comme une sorte de rappel des traités de 1648, les Nations unies comme une descendante des Westphaliens ? La première a certainement hérité des principes de la seconde.
L'ordre westphalien est en train de s'effondrer, s'il ne s'est pas déjà effondré. Quand cela s'est-il produit ? Quand l'altération a-t-elle commencé ?
Nous sommes aujourd'hui confrontés à cette question, principalement grâce à Israël et aux États-Unis, soit une autre façon de se demander quand l'ONU a commencé à échouer. Comment, à partir d'une vision remarquablement moderne de ce qu'exigerait la construction d'un monde ordonné, en sommes-nous arrivés à la farce d'un "ordre fondé sur des règles" dont la caractéristique la plus évidente est le chaos incessant ? L'ordre fondé sur des règles, pour finir, est une fiction américaine destinée, non pas explicitement mais presque, à supplanter l'ONU.
J'amorce cette réflexion novice sur l'histoire avec les signataires des deux traités qui ont constitué la paix de Westphalie. Les Suédois, Néerlandais, Saxons, Français, Danois, Espagnols et la monarchie des Habsbourg figuraient parmi les nombreux négociateurs de ces accords. Aucune puissance non occidentale n'était présente. Comment aurait-il pu en être autrement ? Dans la première moitié du XVIIe siècle, lorsque les diplomates se réunissaient pour "faire la paix", le non-Occident ne représentait qu'un vivier de ressources et de peuples à asservir.
L'ordre, dans cette esquisse d'une histoire complexe, signifiait un ordre européen, un ordre des hommes blancs. Le terme "non-Occident" n'aurait jamais effleuré l'esprit des diplomates westphaliens.
C'est là la différence fondamentale entre les traités de 1648 et la Charte des Nations unies. La plupart des 50 signataires de 1945 étaient non occidentaux. Ce document et les institutions dont il incarnait les idéaux auraient tout aussi bien pu servir d'annonce de ce que nous appelons communément "l'ère de l'indépendance", qui a débuté avec l'indépendance de l'Inde de l'Empire britannique en 1947. L'ONU compte aujourd'hui quelque 190 membres, dont la grande majorité sont non occidentaux. Tel qu'il était compris en 1945, du moins sur le papier, l'ordre mondial était censé devenir véritablement mondial.
Mais l'histoire de l'après-1945 raconte une histoire particulièrement déplorable d'échec à cet égard. Parallèlement à la création de l'ONU, les cercles politiques de Washington ont décidé que les États-Unis se lanceraient dans la conquête de la domination mondiale. Il s'agissait là d'une contradiction immédiate et intrinsèquement insoluble. La seule tentative éclairée d'un Américain pour dénouer ce nœud gordien a pris fin le 22 novembre 1963 avec l'assassinat du président qui avait commencé à s'y employer.
La première opération américaine visant à violer la souveraineté d'une autre nation dans l'après-guerre eut lieu en 1948, lorsque la CIA a subverti les élections italiennes. Mais la plupart des opérations secrètes de la CIA par la suite, ainsi que celles menées par le MI-6 et d'autres agences du renseignement occidental, visaient les mouvements de libération du tiers monde et les nations non occidentales qui virent le jour durant les quinze premières années qui suivirent les victoires de 1945. Parmi les premières, ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard, il y a eu le coup d'État désormais tristement célèbre qui a renversé Mohammed Mossadegh, le premier Premier ministre démocratiquement élu d'Iran, en 1953. Comme nous le savons, ce sont la CIA et le MI-6 qui s'en sont attribué l'infamie.
L'histoire de cette période reflète une réalité simple et cruelle : les puissances occidentales ne semblent jamais avoir eu l'intention de participer à un ordre mondial où la parité entre l'Occident et le non-Occident serait le principe directeur, le fondement sur lequel tous les autres principes auraient dû reposer. Ce qui est le cas de ceux qui proclament sans cesse que l'ordre international fondé sur des règles est identique à l'émergence du "leadership mondial" américain - un terme réconfortant pour désigner l'hégémonie - au début de l'après-guerre.
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Je soutiens que le désordre de la seconde moitié du XXè siècle s'est aggravé après les attentats du 11 septembre 2001 pour une raison simple. Ce jour-là, la présomption de longue date des États-Unis selon laquelle ils étaient immunisés contre les forces de l'histoire s'est effondrée aussi spectaculairement que les tours jumelles du Lower Manhattan. L'empire qui avait assidûment consolidé son pouvoir au cours des décennies précédentes venait de subir une grave atteinte.
Cela a presque tout changé. Le désespoir auquel j'ai fait allusion plus tôt remonte à cette période, selon moi. Les cliques politiques ont commencé à agir avec un mélange de peur et d'urgence. L'intolérance à la différence, toujours évidente chez les Américains de tous bords, s'est exacerbée. Sur le plan politique, le régime Bush II a donné le ton en envahissant l'Afghanistan et en lançant la guerre en Irak. Cette dernière a été présentée comme une mesure "préventive", justifiée par la défense de la "sécurité nationale" américaine. Même les idéologues américains les plus conformistes reconnaissent aujourd'hui que la guerre en Irak était illégale, qu'elle constituait une violation de la souveraineté d'une autre nation.
Je me souviens qu'à l'époque, la Maison Blanche de Bush II avait recours à des pelotons d'avocats qui se tordaient les méninges pour concocter des arguments sur la légalité de l'intervention en Irak. Bibi Netanyahu semble avoir lu ce discours, car il présente aujourd'hui les mêmes arguments pour justifier l'invasion de l'Iran par les sionistes : c'est une mesure préventive, une question de sécurité nationale, il était urgent "de déjouer un danger avant qu'il ne se concrétise pleinement", etc.
Aucun juriste sérieux - à part ceux qui enseignent dans les universités israéliennes, et nous n'avons pas besoin de les compter parmi les sérieux - ne se raccroche à ce type d'arguments. Voici ce que disait Marko Milanovic, professeur de droit à l'université de Reading, cité dans le New York Times le 13 juin, alors qu'Israël débutait son agression :
"On ne peut tout simplement pas prétendre que l'Iran était sur le point d'attaquer Israël avec une arme nucléaire qu'il ne possède même pas".
L'article du New York Times auquel je fais référence est paru sous le titre "Les frappes aériennes d'Israël contre l'Iran sont-elles légales ?". Cet article fait écho, de manière pas si subtile, aux contorsions intellectuelles auxquelles on a assisté lorsque le régime Bush II a envahi l'Irak. Cette fois-ci, même The Times reconnaît qu'il est tiré par les cheveux de justifier juridiquement la violation de la souveraineté iranienne par Israël. Comme les élucubrations de Trump : "Si les actions d'Israël sont illégales, alors la participation des États-Unis à celles-ci le serait également".
Il y a là une vérité implicite qu'il ne faut pas manquer. La campagne de terreur d'Israël en Iran est illégale, oui, et l'intervention des États-Unis se joignant aux Israéliens aussi, mais cela n'a aucune d'importance. Et - c'est là le cœur de mon argumentation sur ce point - peu importe que cela n'ait pas d'importance. C'est la réalité à laquelle nous sommes contraints de nous résigner.
"Les tribunaux internationaux avancent lentement", écrit le journaliste du Times, "ce qui rend peu probable qu'Israël ou les États-Unis aient à répondre de leurs décisions devant un tribunal dans un avenir proche, voire jamais".
Je trouve choquante la brièveté avec laquelle le journaliste du Times fait cette déclaration. C'est ce que j'entends par la normalisation du désordre. C'est ce que j'entends par l'échec de la souveraineté en tant que valeur fondamentale des relations internationales.
"Mais les lois de la guerre comptent toujours",
conclut tristement le journaliste du Times. Non, elles n'ont aucune importance non plus : le silence du monde face aux atrocités quotidiennes commises par Israël à Gaza nous impose cette vérité. Et les attaques américano-israéliennes contre l'Iran ? Quelle vérité nous imposent-elles ?
Vendredi dernier, à la Maison Blanche, Trump a déclaré lors d'une conférence de presse qu'il enverrait à nouveau les B-2 si l'Iran reprend son programme d'enrichissement d'uranium, ce qui sera plus ou moins certainement le cas. "Bien sûr, sans aucun doute, absolument", a répondu Trump à la question d'un journaliste. Je ne pense pas que Trump ait compris la portée de cette déclaration, prononcée sans réflexion apparente, comme à son habitude, mais ne laissons pas sa stupidité nous aveugler. Les implications de son affirmation sont très graves.
Trump a en effet déclaré en quelques mots simples que, quelles que soient les "réalités sur le terrain" en Iran, il est convaincu que l'opération aérienne israélo-américaine a détruit la souveraineté de la République islamique, et que les États-Unis sont tout aussi déterminés à empêcher l'Iran de la reconstruire qu'à l'empêcher de reconstruire ses sites nucléaires. Cela revient à dire que les Iraniens ne jouiront plus des privilèges d'une nation indépendante. C'est la guerre que Tel-Aviv vient de déclencher et de mener par d'autres moyens.
L'article 24 (4) de la Charte des Nations Unies interdit le recours à la force dans les relations internationales, sauf en cas de légitime défense ou avec l'autorisation du Conseil de sécurité. Aucune de ces conditions n'est remplie par l'une ou l'autre des parties à l'opération contre l'Iran. L'article 56 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève, adopté en 1977, interdit, entre autres, "les attaques visant des installations nucléaires". Nous devons réfléchir à ces questions pour mieux comprendre la guerre contre la souveraineté. L'ONU et les Conventions de Genève font partie des institutions d'après-guerre créées pour incarner et protéger les principes fondamentaux d'un véritable ordre mondial, au premier rang desquels figure la souveraineté. La guerre dont je parle est également menée contre eux.
L'une des caractéristiques les plus insidieuses de l'ordre fondé sur des règles est l'intolérance à l'égard de la différence que j'ai mentionnée précédemment. Il s'agit peut-être d'un trait congénital. C'est dans ce contexte que j'interprète l'agression contre l'Iran. Il s'agit au fond d'une confrontation entre ce que j'appellerais un bloc conformiste de nations et un bloc indépendant, composé de nations qui affirment leur souveraineté et respectent celle des autres nations. C'est une confrontation entre l'Occident et le non-Occident, entre les "autrefois supérieurs" et les "autrefois asservis".
Je ne considère donc pas l'attaque contre l'Iran comme la fin d'une histoire. Elle s'inscrit dans une saga plus vaste. L'Iran est déterminé à défendre sa souveraineté, comme ses dirigeants l'ont martelé à maintes reprises. Il défend également notre souveraineté à tous.
Traduit par Spirit of Free Speech